La traduction du livre Triste Tigre 
 #74 - Ou les coulisses d'un métier sous-coté 

 Chapitre, avr. 08, 2025 
 Diane Fastrez 


Les coulisses de la traduction de Triste Tigre



Récemment, j’étais à Londres. En passant dans l'iconique librairie Hatchards, j’ai réalisé que je lisais beaucoup - mais très peu de littérature étrangère. Aucun nom (ou presque) ne me parlait. Pourtant, rien de mieux pour découvrir d’autres cultures que de le faire par les histoires. C’est là que j’ai eu le déclic : j’avais très envie de creuser le sujet de la traduction. Pour préparer cette édition, j’ai eu le plaisir d’échanger avec Todorka Mineva, traductrice du best seller Triste Tigre vers le Bulgare.


Quel profil faut-il pour être traducteur ? 


Je ne crois pas qu’il existe un profil de traducteur typique pour traduire un roman. Pour ma part, outre la traduction de la fiction, je travaille également dans le domaine des sciences humaines françaises contemporaines (Deleuze, Irigaray, etc.). Il m’est arrivé que l’intérêt et l’inspiration pour lire, puis traduire un roman, proviennent des textes en sciences humaines sur lesquels je travaille. Inversement, la fiction m’a parfois encouragée à traduire un ouvrage fondamental du domaine des sciences humaines. Dans les deux types de traduction, la recherche du mot juste et du registre linguistique approprié est essentielle. Cela dit, dans un roman, il est impératif de saisir le rythme, de distinguer les procédés littéraires employés, de prendre une décision quant à la traduction des temps verbaux (les systèmes temporels en bulgare et en français sont très différents). Tandis que les thèses, dans un texte en sciences humaines, sont généralement exprimées de manière claire et explicite, les allusions, suggestions, citations cachées et contextes dans un texte littéraire (roman, conte, poème) représentent un véritable défi. Il faut les reconnaître sans les offrir trop directement au lecteur. 


Comment trancher quand plusieurs expressions collent ?


Le doute est un compagnon constant du traducteur littéraire. Je relis mes traductions plusieurs fois. Parfois, je laisse la logique de la langue m’orienter vers la meilleure option. D’autres fois, je m’appuie sur l’avis de l’éditeur. En tant qu’observateur extérieur, celui-ci perçoit souvent mieux les imprécisions ou les aspérités du texte. Je ne consulte les auteurs qu’en ultime recours, notamment lorsqu’il s’agit de modifications du registre linguistique. Cependant, je ne pourrais pas leur demander de prendre la décision finale. La traduction est aussi une responsabilité : il est essentiel que le traducteur ait le courage de l’assumer pleinement. 


 L’IA a-t-elle un impact sur l’univers de la traduction ?

 
Je porte un regard critique sur les capacités de l’IA dans la traduction de textes littéraires. Bien qu’elle puisse suggérer des solutions, elle ne parvient pas encore à saisir le rythme, les nuances, le registre linguistique, l’humour ou l’ironie... Je reste également prudente quant à sa capacité à fournir des informations fiables. Voici un exemple concret datant de la semaine dernière. Dans Triste Tigre, l’autrice mentionne la phrase d’Artaud : « nul n’a jamais écrit ou peint, sculpté, modelé, construit, inventé, que pour sortir en fait de l’enfer ». Selon l’IA que j’ai consultée, cette pensée aurait été exprimée par Artaud dans Le Théâtre de la Cruauté. Ayant traduit ce texte il y a plusieurs années, mais sans me souvenir d’une telle citation, j’ai consulté ma traduction ainsi que l’original. Résultat ? Aucune trace de cette phrase. Après des recherches en ligne, j’ai finalement découvert que la citation provenait de Van Gogh, Le suicidé de la société.

 
Traduire, est-ce aussi écrire ? 


Peut-être pas écrire, mais plutôt interpréter, comprendre, et savoir recréer un monde étranger en un monde familier, en s’appuyant sur l’hospitalité langagière. Il faut donc apporter une touche créative.


Comment adapter les références culturelles sans changer le roman ?


 Nous vivons à une époque où toute information est à portée de clic. Expliquer dans des notes de bas de page des réalités culturelles, géographiques ou historiques, revient, selon moi à sous-estimer les lecteurs de fiction. Dans cette optique, une légère adaptation, une approche descriptive ou un élargissement pertinent de la phrase dans le texte lui-même – avec l’accord de l’auteur, – me semblent constituer une solution plus judicieuse. Le changement ne doit pas être majeur, mais il permet d’éviter l’alourdissement inutile du texte traduit, qui, au lieu d’offrir une lecture et une interprétation de l’original, risque de se transformer en son commentaire.


Auriez-vous un exemple de document de travail ? 


Oui, voici un aperçu de la première page en bulgare ainsi que celle de Triste tigre en français. Le souci concerne l’épigraphe de Lolita de Nabokov. En bulgare, ce roman a été traduit deux fois. Selon la première version, il s’agit de la « petite ombre ». Selon la deuxième, du « petit fantôme ». Cette image – de « petite ombre » ou de « petit fantôme » – revient à deux reprises dans le texte de Sinno. Je n’ai pas encore pris de décision définitive quant à la traduction la plus appropriée.

 
Le titre sera-t-il traduit de manière littérale ? 


Oui. Le titre fait allusion au roman Très tristes tigres de l’écrivain cubain Guillermo Cabrera Infante et aux mémoires de l’Américaine Margaux Fragoso Tiger, Tiger, tous deux victimes des abus sexuels dans leur enfance. Il évoque aussi le célèbre poème The Tiger de William Blake. 


 Auriez-vous 3 noms de livres qui ont cartonné en Bulgarie et été traduits en français ?


Bien sûr ! Je pense par exemple au livre Les Dévastés (de Théodora Dimova), à Vierge jurée (de René Karabash) ou encore à l’ouvrage Le pays du passé (de Guéorgui Gospodinov), tous traduits par Marie Vrinat – Nikolov.


Published in: https://chapitre.substack.com/p/la-traduction-du-livre-triste-tigre


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